Pensées sur l’expression

Qu’est-ce qui entre les individus, en dehors des aspects économiques, entrave aujourd’hui nos sociétés républicaines?

Il me semble que c’est une capacité langagière – niveau d’information, modalité d’expression – qui fait le plus défaut à la plupart des modes d’échanges actuels ; quand savoirs et nuances expressives sont pourtant des prérequis irréductibles, surtout si c’est bien l’échange d’idées et de pensées qui est envisagé et la raison pour laquelle il reste pertinent de prendre la parole.
Une des causes majeures à mon sens des grandes désorganisations des individus, et du monde politiquement et donc humainement est l’apparente obsolescence ou du moins la raréfaction d’un mode d’expression complexe ; les raccourcis langagiers et l’appauvrissement des capacités expressives liés aux nouveaux média (sms, twitt avec limitation du nombre de caractères, impatience des lecteurs à avoir comme une réponse avec les outils prodigués par Internet) mais pas seulement : on constate aussi une dégradation de la pensée faute de moyens pour l’articuler avec notamment des phénomènes comme l’affaiblissement des exigences scolaires ou le nombre et le type d’illettrismes ou des troubles développementaux du langage. C’est le registre mais aussi le faible niveau, l’insuffisante maîtrise du langage qui constituent un problème majeur de nos sociétés pourtant de la communication. Le défaut, en effet, est d’autant plus cruel que la place de l’expression langagière est tenue pour centrale. La proportion des individus n’ayant à leur disposition qu’un vocabulaire réduit pour parler et l’inaptitude à enchaîner les mots dans une syntaxe ne permet pas de garantir le partage de valeurs communes.
On n’a pas encore assez insisté sur les effets dramatiques de troubles de l’expression et de la capacité à communiquer de façon claire et cohérente dans les rapports entre les hommes aujourd’hui, à cela s’ajoute un entraînement à la formulation et un certain tempo qui privilégie l’immédiat ou l’hyper-réactivité. Que le journalisme ou certains représentants politiques aient abandonné un style soutenu participe de cette extrême impatience des individus habitués à disposer d’une formule toute faite, un pré-pensé à ressortir sans réflexion. Déjà pour décrire précisément ou définir, faut-il disposer d’un champ lexical non négligeable alors pour comprendre une pensée, i.e. être sensible aux nuances indiquées par un autre, nuances qui font la richesse de son expression et pour articuler soi-même une pensée, on fait appel à autre chose qu’à strictement du vocabulaire. Malheureusement, ces pertes des capacités rhétoriques et d’un langage précis comme premier outil d’échange avec les autres laissent la place à un type de rapport qui a beaucoup perdu en civilité. On peut évoquer la fable « Le loup et de l’agneau » de La Fontaine où le pouvoir par la force l’emporte sur le pouvoir du langage et la suspension de l’argumentation s’achève par « Là dessus, au fond des forêts/ Le Loup l’emporte, et puis le mange,/Sans autre forme de procès. » Et les mots, devenus vides de sens ou de dimensions signifiantes, sont perçus à l’égal d’armes tranchantes tandis qu’ils pourraient, avec le registre même de l’abstraction auxquels ils nous introduisent, remplir un rôle dérivatif à la violence physique. La rhétorique se dissout, et les mots séparés de toute forme syntaxique deviennent des quasi choses ou objets. Tout cela conduit à une perte du langage dans sa dimension symbolique. L’insulte est perçue de même nature que le coup de poing et des individus en défaut de mode d’expression y répondent très fréquemment sur un mode physique. Un autre aspect qu’induit la perte du sens est que le langage passe pour une baudruche, sorte d’artefacts pour se jouer ou embobiner des moins instruits. Perdre le langage, c’est aussi perdre une capacité de libre arbitre et d’esprit critique.
L’ennemi de nos sociétés républicaines, c’est la perte de sens des mots, d’un propos, a fortiori d’une idée ou d’un syntagme indissociable comme « liberté, égalité, fraternité ». N’abandonnons pas l’exigence de sensibiliser les individus à l’épaisseur du sens et à sa complexité, arrêtons de vouloir tout et trop simplifier.
De plus, est communément admis le sentiment que tout le monde aurait quelque chose à dire sur n’importe quel sujet. Or si chacun peut exercer sa libre pensée, toutes les pensées cependant n’intéressent pas le collectif. On revendique ces pratiques comme celles de la démocratisation de la parole, mais on peut rappeler que Platon déjà, dans ses dialogues, mettait en question la divulgation de toutes les opinions et croyances pour le fonctionnement de la cité athénienne. Comment en vient-on à la croyance que quiconque ait sur tout un avis « autorisé » ? Ou est-ce peut-être que l’on confond les pensées et les opinions apparentées à des jugements ? Cette démocratisation de la parole ne peut se faire sans une certaine exigence et l’inscription de sa parole pour le bien commun ou l’intérêt général. Rien que l’idée de parole « autorisée » semble douteuse dans ce contexte, mais on ne sait pas si l’autorité a perdu toute légitimité parce qu’un grand nombre de ceux qui en représentent l’exercice en abusent ou si c’est cette dilution avérée du sens qui conduit un grand nombre à refuser l’idée de pensées faisant autorité, c’est-à-dire pouvant trouver une actualisation et une dimension d’universalité. Je préfère l’idée selon laquelle en l’absence d’une pensée à la fois originale et prégnante pour d’autres, le silence est plus adapté que toute énonciation, assertion, profération.
Chacun est libre de se forger sa pensée, et idéalement le système démocratique y encourage, toutefois, dans les faits, les méthodes mises en place pour organiser les capacités langagières et pallier les problèmes développementaux et comportementaux liés à cette désorganisation ou non organisation fondamentale, elles, ne sont pas adaptées. De façon corrélative ou explicative, la rhétorique, qui exigeait un certain temps d’élaboration et de formulation, a fait place pour une large mesure, et même parmi certains gouvernants, à un usage quasi marketing du langage, comme si tout pouvait être réduit à un slogan, qui semble dispenser celui qui le relève ou le reprend de penser à son tour. Le langage sert de moins en moins à faire entendre des idées ou des pensées ; on l’utilise surtout pour faire parler de soi et tenter de sortir de l’anonymat ordinaire.
L’incapacité à penser, l’incapacité à exprimer, l’exigence de simplification, le primat du slogan sur la parole appelant à la réflexion, voilà ce qui, entre autre, fait barrage à l’émergence d’une cohésion et au respect des valeurs communes au sein d’une démocratie, dans sa tendance idéelle, tendance inhérente à sa dimension même.
Quatre suggestions : 1/ Que les personnes qui ont la charge de véhiculer des informations ou portent des messages politiques de la République n’adoptent pas la tendance au primat de la formule ou du slogan au détriment de l’explicitation ; qu’ils s’efforcent de faire preuve d’intelligence pour le bien commun.
2/ Ne pourrait-on pas revitaliser ce rôle pacificateur et puissant du langage auprès de ceux en mal de cadres, d’éducation ou de culture, de capacités expressives, d’intégration sociale républicaine, de statut valorisé autrement que par la possession des signes apparentés pour eux à la réussite sociale ? Ne pourrait-on pas replacer comme fondamental la réussite humaine comme une fin, une forme de réalisation de soi comprise autrement que comme la détention des derniers articles en vogue ?
3/ Ne pourrait-on pas mettre en place les moyens de rééducation adaptés aux troubles du langage en employant des méthodes comme la sémiophonie qui réorganise les conditions de possibilité de l’expression langagière ? Ou une méthode comme le Feldenkrais qui réorganise, quelque soit l’âge, l’individu dans ses premiers apprentissages, conditions de tous les apprentissages suivants.
4/ Ne pourrait-on pas changer d’attitude et, au lieu de penser que les jeunes souffrant de ces troubles sont soit demeurés, soit de mauvaises volontés, soit des délinquants par essence ou du moins en puissance, observer que ce sont nos méthodes d’éducation, de société, de traitement qui sont inadaptées ?

L’enfant de 5 ans hostile à l’apprentissage ne devrait être qu’un épiphénomène, les jeunes de 7 à 12 ans n’arrivant pas à apprendre à lire et à écrire ne devraient rester que des cas particuliers. Il y a des moyens pour pallier les dysfonctionnements dans toutes ses manifestations langagières, comportementales chez les jeunes auxquels les méthodes d’orthophonie classique ne permettent pas de remédier, face auxquels la prescription médicale de certaines molécules ne fait au mieux qu’assourdir les problèmes, mais le plus souvent les aggrave et les complexifie. Là aussi il est urgent, sinon de stigmatiser les échecs, du moins de passer à d’autres façons de traiter ces difficultés chez les jeunes et d’abord de nous interroger sur la légitimité de ces troubles. N’est-il pas compréhensible qu’une grande part de la jeunesse soit inquiète de la situation dans le monde et cela aussi bien du fait de la réalité même que du traitement des informations par les média, et de l’incapacité de ceux en défaut de langage à pouvoir les discuter ou à en faire quelque chose ? N’est-il pas compréhensible que tant de jeunes soient désespérés quant à leur avenir quand leur capacité à dialoguer et même à questionner est devenue presque fonctionnellement impossible
Stéphanie Ménasé (Docteur en philosophie, praticienne certifiée de la Méthode Feldenkrais, artiste peintre)

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